C‘est le printemps! Comme dirait l’autre :
« Ah! Comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! Comme la neige a neigé.
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai. »
Émile Nelligan a écrit ce poème quand il avait 20 ans. Pour un gars de 20 ans, y’avait pas l’air à « feeler ». « La douleur que j’ai, que j’ai. » On est loin des « ON S’LA PÈÈÈÈTE! » qu’on entend aux 30 secondes au Beachclub.
Pendant que ces jeunes congénères faisaient le party, Émile philosophait devant une fenêtre gelée. Chacun ses passe-temps… Mais y’a un truc qui me gosse quand on parle des Nelligan, Mozart ou Kurt Cobain. On nous sert souvent le : « Hey! Y’était dans la jeune vingtaine quand il a écrit ça! C’est malade hein? »
Pantoute.
À 20 ans, t’as le temps!
Créer dans la jeune vingtaine, rien là! T’as tellement de temps! À 20 ans, j’passais mes soirées dans les parcs à boire de la bière avec mes chums. Sais-tu ça fait combien de siècles que je n’ai plus ce genre de temps libre?
Tu veux m’impressionner? Dis-moi que Nelligan a écrit son poème à 35 ans, entre deux brassées de lavage pendant que ses enfants s’engueulaient en se pitchant du spagat. Là, j’vais te dire : « MAIS QUEL GÉNIE! »
Parce que c’est pas mal plus tough de créer dans ces conditions. La preuve? Check t’es rendu où dans mon texte. Ça m’a pris neuf heures juste pour écrire ça. J’aurais bien aimé créer plus vite. Mais au troisième paragraphe, mon plus jeune a rentré des raisins secs dans l’nez de sa grande sœur. En pesant tellement fort qu’on aurait dit qu’il voulait lui faire pousser un vignoble dans le cortex frontal.
J’avais le choix entre continuer à créer ou sauver ma fille. J’ai choisi la deuxième option. Mon texte va arriver en retard, mais j’aurai pas de dossier à la DPJ.
Bref, quand le tourbillon de la vie t’a avalé à grands coups de « Travaille-pis-arrête-jamais », les temps libres, c’est comme un chandail Vuarnet. Tu sais que ça a déjà existé, mais t’en vois pu ben ben.
Le test de la bière
Question de voir si j’étais un cas isolé, j’ai fait un test. J’ai appelé mes chums pour leur offrir d’aller prendre une bière au parc. Les réponses :
Chum #1 : « Une bière? OK. J’suis dans un rush de job. J’finis ça pis j’te rappelle après. »
Ça fait un mois. Pas de nouvelles. Y s’est sûrement perdu dans son rush de job. Ça arrive.
Chum #2 : « Une bière? OK. J’suis avec ma famille au Costco. J’finis ça pis j’te rappelle après. »
Ça fait un mois. Pas de nouvelles. Y s’est sûrement perdu dans le Costco. Ça arrive.
Chum #3 : « Une bière dans un parc? J’m’en viens! L’temps de trouver mon aki, ma Bull Max pis mon t-shirt de Nirvana… J’te niaise man. J’travaille. Pour prendre une bière au parc, rappelle-moi en 2003. »
Oui. Le troisième est le plus sympathique.
Courir après le temps
N’empêche qu’ils n’ont pas de temps à perdre. Faut faire rouler le système. C’est important! « Le temps, c’est de l’argent! »
« F*** it. »
Le temps vaut 1000 fois plus que l’argent. Le temps, ça s’achète pas. Tu peux pas aller au « magasin de temps » t’acheter deux ans. Par contre, tu peux très bien vendre 30 ans de ta vie à ton boss.
La cigale et la fourmi
J’vais parler d’un de mes oncles. Appelons-le Firmin. Parce que c’est un nom de marde et que je l’aime pas.
Firmin me juge. Parce que j’ai un job précaire. « J’fais le “cloune” », comme il dit. Quand j’étais petit, il me racontait souvent l’histoire de la cigale et la fourmi.
Il espérait me transformer en fourmi. Ç’a eu l’effet contraire. Je me rappelle que chaque fois, j’me disais : « La fourmi… mais quelle turbo conne! Vieille gratteuse chiante et moraliste! »
Le gros luxe
Firmin est une fourmi. Il est hyper productif. Il a un bon job. « Bon » dans le sens de payant. Sinon, lui-même dit qu’il déteste son emploi.
Firmin travaille 80 heures/semaine dans son job qu’il déteste. Parce qu’à partir de 40 heures, il tombe à « temps et demi ». Et à partir de 60 heures, il est « temps double ».
Firmin aime être « temps double ». Il a doublement l’impression de ne pas perdre son temps.
Avec son argent, Firmin s’est acheté une grosse maison. Avec un grand terrain et une grosse piscine. Un chalet. Un spa. Un bateau. Alouette.
Résultat? Après avoir travaillé toute la semaine, il passe ses fins de semaine à magasiner des coussins de tête de spa, à tondre son gazon, à nettoyer son chalet, à laver son bateau. Re-alouette.
Y gosse sur ses gogosses. Firmin adore ça. Parce qu’il ne perd pas son temps. Firmin déteste perdre son temps.
La vengeance de l’herbe
Chaque fois que j’le vois désherber son terrain, j’me dis : « Ça sert à rien. Quand tu seras pu là, l’herbe va repousser. Peu importe comment tu t’acharnes, les mauvaises herbes vont gagner… »
Sa femme semble penser la même chose. Elle le regarde avec un air bête au travers de la porte patio. J’pense qu’elle le trompe. J’pense qu’elle fait bien.
Mais Firmin voit rien. Il n’a pas le temps. Je l’ai dit : Firmin déteste perdre son temps. Jaser politique? Perte de temps. Voir un film? Perte de temps. Lire un livre? Perte de temps. Voyager? Perte de temps et perte d’argent.
Firmin me dit souvent : « J’aime ben mieux m’acheter des affaires que voyager! Moi, je peux le revendre mon stock! Toi, peux-tu les revendre, tes voyages? »
Non Firmin. J’peux pas revendre mes voyages. C’est ça le but. Que mes souvenirs soient toujours en moi. Personne ne peut me les acheter.
Il ne comprend pas cette logique. Il ne la comprenait pas en fait. Jusqu’à l’an passé. Il a eu un diagnostic de cancer de la peau. Il a dû pogner ça à force d’être dehors en chest à livrer bataille aux mauvaises herbes. Qui vont gagner.
On ne sait pas combien de temps il va « tougher ». À date, ça va bien. J’dirais même que ça va mieux. Il travaille encore, mais un « petit » 30 heures/semaine. Il a vendu son chalet, son bateau, son gros char…
Il a pris le fric pour voyager. Avec sa femme. Il est devenu cigale. Elle est devenue heureuse.
Firmin est même venu me voir en spectacle. Je l’ai remercié d’avoir perdu 90 minutes de son temps pour moi. Il a ri. Il m’a dit qu’il a retrouvé ses 20 ans. J’ai compris qu’il a retrouvé son temps.
Des fois, la meilleure façon de retrouver son temps, c’est de le perdre. Merci d’avoir pris du temps pour lire ma chronique. En espérant que ce temps perdu t’ait été utile.
Sur ce, « enweye »! Va le perdre ailleurs!
Parce que ça passe vite. Pis ça se rachète pas.
(Article publié dans l’édition #135 mars 2016 – www.boutiquesummum.com)