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Igloo igloo… Une histoire de la prohibition au Canada

Chroniqueur Michel Bouchard
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L’ivrognerie est commune dans l’histoire du Canada, et le trafic d’alcool a joué un rôle important dans le développement de la nation. La preuve ? Dès l’arrivée des premiers colons en Amérique, on peut recenser des récits où on note la présence d’alcool. En Nouvelle-France, l’Église catholique avait formellement interdit aux coureurs des bois l’échange d’alcool en retour de fourrures. D’ailleurs, pour les peuples autochtones, l’alcool était jusqu’à l’arrivée des Français un produit totalement inconnu. Toutefois, devant l’évidence que les Anglais et les Hollandais ne se gêneraient pas pour faire ce type de troc, les Français décident de passer outre l’ordre de l’Église afin d’arriver à répondre à la concurrence farouche de leurs rivaux. Ces échanges commerciaux auront rapidement une influence plus que néfaste sur le quotidien des premiers occupants.

L’alcool, on le sait, est source de nombreux problèmes pour plusieurs personnes dans notre société. Par problèmes, on ne parle pas uniquement de soucis critiques du type « Vais-je en manquer ? », « J’ai perdu le concours de calage » ou « J’ai pu de bière ! ». Les problèmes de santé physique et mentale, les problèmes d’accidents graves, les problèmes de criminalité ou de violence, de pauvreté ou de maltraitance découlent souvent de l’abus de boisson. C’est avec en tête ces effets négatifs que sont nés les premiers mouvements en faveur de la prohibition.

Les films de gangster d’époque mettent souvent en lumière les « exploits » d’Al Capone et de ses complices, des gens sans foi ni loi qui faisaient fortune avec les jeux d’argent, les paris illégaux et la contrebande d’alcool, alors que la prohibition battait son plein au pays.

 

(Lire l’article complet dans l’édition #168 février/mars 2020 – www.boutiquesummum.com)

Cette époque où le crime organisé a tiré profit des lois interdisant la vente d’alcool a permis à ces malfrats d’engranger des sommes faramineuses. Ces histoires sont souvent traitées comme étant reliées uniquement à nos voisins du Sud de la frontière, avec leurs bars clandestins et leurs casinos camouflés. Or, sachez que le Québec a joué un rôle plus que majeur dans l’histoire du trafic d’alcool chez l’Oncle Sam. Et pourtant, comme dirait Aznavour, bien avant l’arrivée de la prohibition aux USA, le Canada avait voté une loi en ce sens.

Mais de quelle manière le Québec s’est démarqué dans le trafic d’alcool exactement ?

Pour la petite histoire, résumons vulgairement l’évolution des mœurs en matière d’alcool au Canada.

À Montréal, un groupe s’organise dès 1827 pour militer en faveur de la prohibition, ce sont là les premiers pas d’une campagne anti-alcool qui fera un bon bout de chemin. Le mouvement gagne en ampleur avec de plus en plus d’adhérents et prend un certain poids sur l’échiquier politique à mesure que les années passent. En 1864 arrive la loi Dunkin, qui confère aux municipalités le pouvoir d’interdire l’alcool sur leurs terres, après consultation populaire. Un influent regroupement nommé The Dominion Alliance for the Total Suppression of the Liquor Traffic est créé en 1877. Les mouvements de tempérance religieux aussi se mettent de la partie.

En 1878, c’est la Loi de tempérance du Canada qui entre en vigueur, une règle qui facilite le pouvoir des municipalités*. Vingt ans plus tard, soit le 29 septembre 1898, c’est un référendum pancanadien qui est proposé aux citoyens du pays. On y consulte la population afin de savoir si on doit interdire l’alcool.

*et aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est seulement en 1984 que les municipalités ont perdu ce pouvoir.

Toutes les provinces sont en faveur de cette interdiction. Toutes ? Non, un village d’irréductibles brosseux appelé le Québec rejette la proposition à hauteur de 81%. (Je suis fier d’être Québécois). Si ce n’est pas le cas chez les anglophones, chez les Canadiens-français, la prohibition n’est donc pas généralement perçue comme étant une chose nécessaire, on peut se paqueter la face en français ! Par calcul politique, Wilfrid Laurier, alors premier ministre du pays, décide de ne pas tenir compte des résultats et ne donne pas suite à cette loi.

Les politiciens de l’époque délèguent donc le pouvoir de son application aux provinces. Ces dernières avaient la prérogative d’appliquer ou non une réglementation sur l’interdiction de la consommation d’alcool au sein de leur territoire.

De nombreuses villes votent une prohibition à l’échelle locale. En 1915, il est interdit de boire de l’alcool à Trois-Rivières, Lévis, Lachine, Sainte-Agathe, Louiseville, Sainte-Rose et Terrebonne. C’est aussi le cas pour Québec en 1917. Peu à peu, on voit se multiplier les municipalités sèches, si bien qu’en 1918, devant l’insistance des prohibitionnistes, le premier ministre du Québec, Lomer Gouin, décide d’appliquer une prohibition complète. Cette loi sera toutefois mise en veilleuse jusqu’en 1919, le temps que les tenanciers, brasseurs et distillateurs puissent « liquider » leurs réserves sans tout perdre. Même le clergé est inquiet de perdre son droit au vin de messe.

En 1919, le Québec doit se prononcer lors d’un référendum. La question référendaire est claire, ce qui n’est pas toujours le cas, et s’articule ainsi :

« Êtes-vous d’opinion que la vente des bières, cidres et vins légers, tels que définis par la loi, devrait être permise ? »

La victoire du OUI est éclatante à 78,62%. Seulement sept villes auront voté en défaveur de l’abolition de la prohibition : Pontiac, Compton, Dorchester, Huntingdon, Brome, Stanstead et Richmond. En Ontario et en Alberta, c’est une politique sèche qui entre en vigueur, mais au Québec, c’est la tournée générale.

Pour exercer un certain contrôle, le gouvernement du Québec passe à l’action. On crée alors l’ancêtre de la SAQ, la Commission des Liqueurs (1921), comme les générations précédentes l’appelaient encore jusqu’à tout récemment. Mais les succursales ne se trouvent pas partout, ce qui force les gens à se débrouiller avec les moyens du bord (et non du bar). Au début des années 1920, devant l’incapacité des autorités à empêcher le marché de la contrebande de boisson, on dote la Commission des Liqueurs de sa propre police.

Parallèlement, même si avant même le début de la Première Guerre mondiale, de nombreux États de l’Ouest américain interdisent déjà l’alcool sur leur territoire, c’est en janvier 1919 que la prohibition entre officiellement en vigueur aux États-Unis, via le XVIIIe amendement à la Constitution. À partir de là, il devient strictement interdit de vendre, d’acheter, de fabriquer ou de prendre part à des activités liées aux boissons contenant plus de 5% d’alcool. Pour plusieurs, cette nouvelle application de la loi va à l’encontre des droits et libertés, puisque le problème avec l’alcool est sa consommation exagérée et non une prise modérée. La loi est tout de même entérinée et vise une Amérique exempte de boisson forte. Cependant, on a beau changer le tapis du sous-sol, l’humidité tend toujours à refaire surface, parfois de manière sournoise.

Voilà que les États-Unis en entier et presque la totalité du territoire canadien sont sous l’emprise de la prohibition, mais pas le Québec. Où vont s’approvisionner les gens désireux de boire de l’alcool, pensez-vous ?

Les bars et débits de boisson de la province deviennent des lieux fort prisés des touristes. On y voit pulluler les maisons de plaisir, ou de débauche si vous préférez.

L’Est du Québec devient une mine d’or en ce qui concerne la contrebande d’alcool et acquiert une réputation fort enviable auprès des trafiquants américains. C’est par là que passe alors l’alcool de contrebande aux États-Unis. Le moonshine, la bagosse, la baboche, le jus de planches, appelez-le comme vous voulez, c’était une denrée fort prisée puisqu’il était impossible d’en acheter légalement.

Les profits des petits contrebandiers sont incroyablement élevés, ils se chiffrent alors en dizaines de milliers de dollars hebdomadairement, en dollars de l’époque, c’est énorme. Il faut savoir que dans les années 1920, le salaire moyen tourne autour de sept dollars par semaine. Imaginez quelqu’un qui voit ce montant passer à 20 000$ !

Et des activités parallèles au trafic d’alcool voient le jour, par exemple la fabrication d’alambics. Les matières premières servant à la fabrication d’alcool connaissent également un boom de ventes, par exemple la mélasse qui devient un produit qu’on s’arrache, l’orge également devient une denrée prisée.

Quand on procède par train, on utilise des wagons de bois ou de foin sous lesquels on dissimule la boisson. Ainsi, les moulins et les fermiers entrent aussi dans la danse en participant aux stratagèmes. Certains « particuliers » organisent leur trafic de manière fort ingénieuse. On va même jusqu’à creuser de longs tunnels pour transporter les caisses du précieux liquide en cachette jusqu’à la gare, à l’insu des agents de surveillance de la Commission des liqueurs.

Et le crime s’étend à bien plus que l’alcool. Pour transporter la boisson dans les entrepôts de l’ami Capone, il faut user de différents stratagèmes et en optant pour le train, on passe de plus grosses quantités, mais on s’expose aussi à des pertes plus considérables en cas de saisies par les agents américains. Ainsi on procède parfois par camions et parfois par voitures, avec des quantités minimes, mais moins risquées. À cette époque, les voitures ne sont pas aussi accessibles qu’elles le sont aujourd’hui. S’organise alors un réseau de vol de véhicules dans les grandes villes. Les voitures volées sont envoyées dans l’Est, là où elles sont modifiées, maquillées et utilisées pour passer l’alcool de l’autre côté de la frontière.

Devant l’évidence que la lutte était perdue contre les gens qui ont soif, on abrogera les réglementations contre la consommation d’alcool dans la majorité des provinces du Canada vers 1925. En 1933, le XXIe amendement vient rayer le XVIIIe amendement. Les États-Unis ont à nouveau le droit de boire en toute légalité. À la fin de la prohibition aux États-Unis, on pense que c’est la fin des bootleggers, mais en fait, ils continuent de faire des affaires d’or un moment. Les Américains ont été privés longtemps de ce plaisir coupable, ils ont soif et ne veulent pas défrayer des sommes importantes pour se procurer un bon tord-boyaux. Alors ils évitent les taxes en achetant au noir. Les médias écrits du début des années 40 publient encore des articles entourant des saisies d’équipement destinés à la fabrication illégale d’alcool.

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